Un point de vue sur la Nuit Debout

Le mouvement citoyen, encore embryonnaire, en train de prendre forme à Paris et dans de nombreuses villes de France ne doit pas manquer son objectif véritable. Ce n’est pas seulement la loi travail qui est en jeu mais bien plus que ça : le fonctionnement même de notre démocratie. Impérativement, il faut saisir cette occasion pour penser « système » et renouvellement.

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Indignés espagnols. Mai 2011, les citoyens espagnols descendent massivement dans la rue et occupent les places du pays – Puerta del Sol en tête – afin de protester contre les politiques d’austérité qui les frappent et dénoncer une classe politique corrompue qui, depuis des décennies, se partage inlassablement le pouvoir, droite et gauche, parti socialiste et droite libérale, bonnet blanc et blanc bonnet. Ce mouvement, vite qualifié d’« indigné », ou de « mouvement du 15M »1, se veut d’emblée dépourvu de leader, d’étiquette partisane, et fonctionner de manière horizontale et assembléaire. Il rejette drastiquement toute personnification du mouvement. Il entend aussi et surtout repenser la démocratie représentative, essoufflée et pervertie. Pour bon nombre d’Espagnols, ce moment, et ce questionnement, ont été synonyme de réveil, de prise de conscience, leur redonnant goût à la politique et secouant vertement un bipartisme qui semblait jusqu’alors gravé dans le marbre. Toujours aujourd’hui, le 15M continue d’essaimer et de faire entendre son écho, notamment avec Podemos.

L’épouvantail El Khomri. Les citoyens qui, ces jours-ci, se réunissent en France sous la bannière #Nuitdebout, place de la République à Paris et ailleurs, revendiquent pour beaucoup une proximité, une inspiration et une méthode « indignée ». Il faut cependant souligner une différence fondamentale. Ici, en France, la mobilisation a eu pour terreau le rejet de la loi travail – ou loi El Khomri – et la défense des acquis sociaux. Une lutte « classique », pourrait-on dire. Nos voisins espagnols, eux, se sont mobilisés contre une réforme électorale, dans un contexte de campagne municipale et de crise globale. Si les racines du mouvement indigné remontent certes aux nombreuses mobilisations sociales et étudiantes des années 2000, sectorielles, l’ADN indigné, si tant est qu’on puisse le qualifier ainsi, s’est très vite révélé anti-système, ou du moins critique radicale d’un système. Les slogans « No nos representan » (Ils ne nous représentent pas) et « Democracia real ya » (La démocratie réelle maintenant) ont ainsi été ses premiers et principaux étendards. D’emblée, la contestation, la réflexion, se sont orientées vers un renouvellement démocratique, une volonté d’injecter davantage de démocratie directe, de participation, dans un système politique grippé, nécrosé, totalement déconnecté des citoyens et de leurs aspirations.

Le roi est nu. Notre démocratie représentative elle aussi est en crise. N’en doutons pas. Et ses figures, son personnel, plus que jamais, discrédités. Que répondre désormais à ceux qui argueront de l’intemporel « tous pourris », à l’heure des Panama Papers et de ses innombrables révélations ? En janvier dernier, un sondage rappelait que 88% des Français souhaitaient un renouvellement de la classe politique.

Quand la gauche conduit une politique qui n’a rien à envier à celle de la droite, quand la classe politique voit sa corruption étalée sur la place publique, le roi – plus que jamais – est nu. Exposé dans sa laideur et son avarice. La défiance est aujourd’hui à son comble, et la confiance en la représentation démocratique, elle, plus que jamais dégradée. Cette crise de confiance, on l’a également observée chez notre voisin espagnol, où les scandales sont légion, touchant jusqu’au Premier ministre Mariano Rajoy2. Si la loi El Khomri est un symptôme – notamment d’un parti socialiste rangé au libéralisme le plus orthodoxe – elle ne doit aucunement être une fin, d’autant plus couplée au séisme que représentent les Panama Papers. La fin, pour ainsi dire, c’est la mise en débat de la démocratie représentative et sa rénovation. Qu’en faire ? Comment la renouveler ? Comment regagner confiance et ne plus se sentir dépossédés ?

French protesters gather at Place de La Republique in Paris as part of demonstrations by the Nuit Debout (Up All Night) movement on April 12, 2016. The Nuit Debout or "Up All Night" protests began in opposition to the government's labour reforms seen as threatening workers' rights, but have since gathered a number of causes, from migrants' rights to anti-globalisation. AFP PHOTO / ERIC FEFERBERG / AFP PHOTO / ERIC FEFERBERG

Des choix à faire. Nul doute que l’enthousiasme et la libération de la parole observés ces derniers jours dans de nombreuses villes de France est de bon aloi. Ils réchauffent déjà nos cœurs. Nul doute également que la convergence des luttes est nécessaire. Luttes sectorielles et classes doivent se rejoindre. Pour autant, l’heure des choix ne tardera pas. Immanquablement. L’exemple espagnol peut être une nouvelle fois instructif. Le mouvement indigné ibère a ainsi vu peu à peu se dégager trois lignes, trois volontés politiques en son sein. La première a voulu croire en une réforme – de l’intérieur – de la démocratie représentative, par la prise de pouvoir. Aujourd’hui, elle est incarnée par Podemos, parti créé en janvier 2014 et emmené par le charismatique Pablo Iglesias. Podemos peut déjà se prévaloir de nombreux succès mais semble aussi reproduire certains errements des partis traditionnels. Verticalité totale, querelles d’égos et compromis politiques. Un seconde ligne, elle, a cru davantage en l’installation d’une démocratie participative, inspirée de la démocratie directe. Une voie embrassée par les listes de convergences citoyennes, qui ont remporté en 2015 les villes de Barcelone et Madrid, entre autres, et les administrent aujourd’hui, tentant d’y injecter davantage de participation citoyenne. Enfin, une dernière frange tente de perpétuer l’esprit du 15M, ou du moins sa vitalité, dans les luttes sociales, plus sectorielles. Et de prôner l’auto-organisation et l’auto-gestion. S’il est difficile de préjuger de cette jeune mobilisation qu’est la Nuit Debout, et d’autant plus du chemin qu’elle prendra, elle devra sans nul doute se structurer autour d’un enjeu fort, central. Ce doit être celui de la démocratie représentative et de son questionnement. Une façon de déserter le champ de « la » politique, honni, pour celui « du » politique. « Nous allons lentement car nous allons loin » disaient les indignés espagnols. Ce pourrait être un bon leitmotiv à leur emprunter.

https://youtu.be/IohJ622cjxE

1Pour la date du 15 mai 2011

2« Affaire Barcenas » de la caisse noire du Parti populaire espagnol